En
tant que mode de réponse à l'angoisse de castration,
l'homosexualité n'appartient à aucune structure clinique
particulière et présente une grande variété. On la rencontre
aussi bien dans la psychose que dans la perversion ou la
névrose, et ses formes masculines ou féminines ne sont
aucunement symétriques. Pour la psychose, le terme de
transsexualisme conviendrait mieux dans la mesure où il s'agit
d'une identification amoureuse à la mère en tant qu'être
phallique, ou androgynique, se traduisant par un amour
narcissique du même et un rejet de la différence. Dans ce cas,
il faudrait même distinguer une phase d'identification au
phallus, typiquement transsexuelle, et une phase d'identification
à la mère, plus contingente, marquée par une homosexualité
généralement passive. Mais l'homosexualité typiquement
masculine relève de la perversion. Dans la mesure où elle
consiste à aimer les hommes, voire la virilité pour elle-même,
et non les femmes (ce qui peut paraître un truisme), il faut
voir son origine véritable dans une fixation à l'amour
paternel, même si l'image du père est généralement recouverte
par celle de la mère, ce qui permet au sujet de conserver le
"genre" masculin. Le lien privilégié que celui-ci
entretien avec sa mère, dans l'ordre du désir,
et sa position d'objet destiné à combler la castration
maternelle au niveau du fantasme, n'empêche pas le noyau amoureux
père-enfant d'être déterminant (à la différence de la
psychose). Soit le sujet homosexuel s'identifie au père aimant,
soit il s'identifie au garçon aimé par le père, ce qui donne
les deux variétés d'homosexuels, actifs et passifs. Dans les
deux cas, l'ambiguïté quant à l'identité sexuelle y est
savamment entretenue. On en veut pour preuve la pratique du
travestissement : pour être réellement sexy et excitants, les
vêtements ou les accessoires arborés par les homosexuels
virils, tels les uniformes militaires ou policiers, doivent
laisser deviner des dessous d'un genre plus délicat, tandis que
les apparats explicitement féminins de certains homosexuels, de
l'ordre du maquillage ou du déguisement, n'ont d'autre fonction
que de masquer et finalement d'exhiber les attributs virils.
Il reste à comprendre l'exceptionnelle constance, à travers les
siècles et les cultures, non seulement du lien homosexuel
masculin mais aussi de sa répression. La dépendance à l'égard
d'un père totémique, à la fois aimé et redouté, portant de
toute sa mythique autorité le lien social tout entier, explique
sans doute que l'homosexualité exhibant un tel amour, soit en
bute aux représailles de l'instance paternelle elle-même. En
fait, l'expression de l'amour homosexuel pour le père et sa
répression sont les deux faces contradictoires d'un même lien,
d'autant plus prégnant politiquement et socialement qu'il est
occulté individuellement. La source totémique du lien
homosexuel - racine perverse de tout "pouvoir" -
s'affiche dans les pratiques initiatiques de nombreuses cultures,
qui imposent une allégeance homosexuelle totale du futur initié
à l'égard de son maître, du moins le temps que dure son
"éducation". Par ailleurs, se défaire du pouvoir
totémique tout en le perpétuant socialement, n'est-ce pas ce
que le maniement des armes et la tuerie organisée (chasse,
guerre) réalisent depuis la nuit des temps en répétant le
meurtre du père, mais aussi en perpétuant un lien homosexuel
sous-jacent ? Ainsi se vérifie que les plus virulents
pourfendeurs de l'homosexualité masculine, au nom de la
"nature" ou encore de l'ordre moral, vivent toujours
dans la dépendance inconsciente et collective d'un tel lien. (Il
faut noter que si l'homosexualité féminine fait plus ou moins
exception à la répression, c'est précisément parce que ses
implications et plus exactement ses fondements politiques sont
nuls. En effet, il n'échappe pas au hommes exerçant le pouvoir
que l'amour homosexuel féminin, prenant appui sur l'amour
paternel et imitant bien souvent le désir masculin, ne remet
absolument pas en cause la prééminence du phallus ni donc
véritablement l'ordre social. Ajoutons à cela qu'il représente
un attrait fantasmatique non négligeable pour l'homme !) Donc
les sources initiatiques, politiques et culturelles de
l'homosexualité se confondent au sein d'un discours dominant qui
n'est autre que le discours du maître, au service de ce que l'on
pourrait presque appeler "l'ordre homosexuel". A
l'époque préhellénique, la finalité guerrière de
l'initiation ne faisait aucun doute : il s'agissait de forger les
mâles combattants en réduisant et en humiliant la part
féminine des adolescents. D'autre part, l'ordre social tout
entier était suspendu à ces pratiques qui anticipaient souvent
les futures alliances familiales et matrimoniales. Selon
certaines coutumes indo-européennes, un jeune homme
"enlevé" selon les règles, puis affranchi
sexuellement (dépucelé) par un homme d'une autre famille,
pouvait prendre pour épouse la fille de ce dernier. La
pédérastie grecque classique à substitué à cette dimension
initiatique et socialement réglée de la pédérastie une
dimension purement éducative. En le vulgarisant, elle tend
paradoxalement à pérenniser un lien qui devait conduire
initialement à une mort symbolique ; à l'époque de Socrate, au
contraire, la pédérastie est le moyen même pour parvenir à
l'immortalité que propose la philosophie, soit la science de
l'amour et l'amour de la science confondus ! Les Romains
perpétuent le culte de l'homosexualité, tout en la condamnant
sous certaines formes. Comme les Grecs, ils conçoivent avant
tout la différence sexuelle selon le clivage maître/esclave,
plutôt que homme/femme. Si bien que le plus important, la vertu,
ce n'est pas d'être homo ou hétéro, mais d'être actif.
L'homosexualité purement passive était condamnée tout comme
les relations aberrantes, dénaturées, entre maîtres et
esclaves par exemple. Dans le fond, si cette époque était moins
libérale que la nôtre, elle était aussi moins naïve. En
effet, que signifient toutes ces pratiques plus ou moins
rituelles, concernant l'accès à la virilité, sinon le fait
précisément que la virilité, cela s'acquiert : on ne naît pas
homme, on le devient. Vérité étonnante pour la psychanalyse
freudienne qui semble avoir réservé ce devenir à la femme.
Selon Freud, la reconnaissance de l'identité sexuelle est
surtout problématique pour la femme, un homme sachant toujours
à quoi s'en tenir grâce à l'organe qu'il détient de nature.
La question moderne de l'homosexualité, et les questions des
homosexuels à la psychanalyse, opposent un démenti cinglant à
pareille certitude. D'autre part, on commence à comprendre que
la question de l'homosexualité constitue, en tant que telle, une
quête initiatique de la virilité. A partir du moyen-âge, il
est vrai que cette quête apparut de plus en plus contre-nature.
Les raisons en sont complexes. La religion chrétienne ne
condamne pas dogmatiquement l'homosexualité ; d'ailleurs que ce
soient dans les communautés monastiques ou dans la chevalerie,
l'idéal homosexuel resta extrêmement prégnant. Ce n'est pas
encore le choix de l'objet, masculin ou féminin, mais plutôt le
choix du sexuel comme tel qui fait problème et attire les
foudres de l'Eglise. Encore ce mouvement répressif clérical
fût-il assez tardif, postérieur en tout cas aux croisades, le
"bon chrétien" ayant tendance à diaboliser et à
reporter sur le "mauvais musulman", l'Autre, la
réalité diabolique du sexe, du viol et de la sodomie. S'y
ajoute des interrogations plus théologiques, à partir des 12è
et 13è siècles, sur l'aspect plus ou moins licite des actes
homosexuels au regard de la Nature et de la Création. Le concept
de Nature est suffisamment large et contradictoire pour autoriser
une thèse et son contraire : y voyant le principe actif et
mouvant de toute chose, les philosophes antiques en faisaient
aussi la source et la justification de leur homosexualité
active. Mais au moyen-âge, l'aspect passif de
"création" prend le dessus, cependant que la divinité
en dernière instance de la nature lui assigne comme but la
réconciliation des contraires, le retour à l'unité divine ;
bref, en matière de sexualité, on ne jure plus que par l'union
soi-disant naturelle du mâle et de la femelle. Les
contradictions de la morale se nourriront longtemps des apories
propres au concept de nature, déjà présentes chez un saint
Thomas d'Aquin par exemple, lequel nous parle d'une nature-vie
dont participe la part animale de l'être humain en tant qu'elle
vise la légitime reproduction de l'espèce, mais aussi d'une
nature-raison propre à l'homme et à sa finalité mystique,
préconisant alors plutôt la chasteté. Dans les deux cas,
l'homosexualité est jugée contre-nature.
La psychanalyse a définitivement rompu avec la thèse qui
voudrait voir une continuité entre la sexualité animale et la
sexualité humaine et qui voudrait imposer une normalité des
conduites en fonction de ce qui serait conforme à la nature
humaine. Tout porte à croire que la sexualité humaine fut
d'abord déviante au regard de la nature, pour appartenir de
plein droit à la culture. D'ailleurs, la reproduction sexuée
dans le monde animal n'apparaît pas en elle-même comme une
évidence ; elle ne sert pas la reproduction d'une espèce (aussi
efficace, sinon plus, sur le mode asexué) mais plutôt sa
différenciation et sa diversification. Quant à l'espèce
humaine, on sait que la rupture culturelle d'avec le monde animal
est marquée par la loi de l'exogamie et l'interdit de l'inceste.
Dans ce monde humain, les femmes sont placées le plus souvent
comme instruments de la jouissance des mâles, alors que c'est
l'inverse dans le monde animal. Enfin la psychanalyse va plus
loin encore que l'anthropologie, elle détruit la croyance en une
complémentarité naturelle des sexes à l'échelle humaine, ou
pire encore, elle affirme comme Lacan qu'il n'y a pas de rapport
sexuel. Le propre de l'humain étant la parole, sa sexualité se
trouve irrémédiablement lestée par l'élément symbolique,
médiatisée par la demande et la nécessité de la jouissance,
distribuée et différenciée au terme de "complexes"
familiaux, au premier rang desquels se trouve le complexe
d'Œdipe. Ce que la psychanalyse appelle le Phallus est
l'unique symbole, pour les genres masculin et féminin, du désir
sexuel en tant que structuré par le manque, et se substitue
proprement à l'instinct. Il n'est pas évident, sous ce régime,
qu'un mâle soit attiré par une femelle, et réciproquement.
L'assomption de la castration pour un sujet signifie donc ceci :
un garçon devra "réaliser" qu'il n'est pas le phallus
de sa mère, s'il veut prétendre le posséder, et désirer plus
tard une autre femme ; une femme devra réaliser qu'elle ne l'a
pas, du moins pas complètement, si elle veut désirer à son
tour un homme. C'est dans ce contexte, dans cette articulation du
complexe d'Œdipe et du complexe de castration que
l'homosexualité prend place, et selon deux voies différentes.
La castration peut être insuffisante, comme dans la structure
perverse, au point que le sujet abandonne tout espoir de
posséder le phallus, et se contente de l'être pour colmater la castration maternelle,
selon le procédé du démenti qui produira le fétiche. Si le
pervers ne désire pas vraiment, porté qu'il est par une
volonté de jouissance absolue et immédiate, le névrosé se
contente de différer son désir et encore plus sa jouissance, se
sentant en quelque sorte "trop" castré par l'Autre
(paternel) ; incapable d'assumer son "avoir", il
s'imagine presque "être" le phallus à la manière
perverse. La crainte et en même temps l'amour du rival paternel
produisent une féminisation du fils, caractéristique de
l'homosexualité névrotique ; le choix d'objet homosexuel rend
toutefois compatible le désir
pour la mère, à qui il consacre sa virilité, et l'amour
fusionnel pour le père. De son côté, l'homosexuel pervers
incarne d'autant mieux la contradiction quant à l'identité
sexuelle, qu'elle est structurée par le démenti. D'une part le
pervers reconnaît l'existence de la castration maternelle, donc
se prend réellement pour un homme possédant le phallus ; mais
d'autre part, il la nie quand même
et fait comme s'il était le phallus maternel : le fétiche
réalise objectivement un compromis entre ces deux positions.
Posture inconfortable, qui semblerait à quiconque insoutenable ;
et pourtant le propre du pervers est de soutenir cette imposture
(selon le mot de Serge André). L'imposture première appartient
à la position perverse elle-même, au niveau de l'être ;
l'imposture seconde concerne tous les rites mis en œuvre,
exactement comme aux âges archaïques, pour accréditer la
possession du phallus et affirmer une virilité qui semble
n'être jamais assez idéale ou assez pure. Ajoutons à cela que
les insignes phalliques sont puisés chez la mère, ou la
grand-mère, évidemment pas chez le père dont la fonction est
dévalorisée dans le discours de celles-ci. Il y a une
véritable éthique de la transmission, chez l'homosexuel
pervers, pour tout ce qui touche à la définition du mâle, qui
fait de lui un authentique moraliste. On pourrait peut-être
conclure de cette tendance à la pédagogie, déjà présente en
Grèce et faisant suite aux anciens rites initiatiques, que
l'homosexualité tient son essence de la pédérastie. Ceci n'est
concevable qu'à maintenir une dimension authentiquement
amoureuse dans la "psychologie" de ces sujets, faute de
quoi on risque de ne retenir que l'impératif de jouissance et
les réduire à des monstres jouisseurs. Disons que l'impératif
de jouissance signe la perversion comme telle, tandis que le lien
homosexuel mérite le qualificatif d'amoureux, ou d'érotique, au
même titre que le lien hétérosexuel. Pour revenir à cette
"morale de la virilité" que l'on rencontre
développée chez des écrivains homosexuels célèbres, comme
Jouhandeau et Montherlant, ou Genet et Mishima dans un style plus
" hard " (exemples magistralement développés par
Serge André dans l'Imposture perverse),
il convient de souligner ses particularités. La virilité
idéale prônée par ces moralistes ne se définit pas en
relation avec la féminité, mais au contraire avec la mort et
avec la Loi. Cette virilité de mâles purs, étrangement
efféminés par ailleurs, ne se mesure qu'à l'aune d'un
"mal radical" spécifique, soutenu par une volonté
inflexible et une allégeance absolue au sens du sublime - ce que
Lacan résume d'une formule, pour l'appliquer toutefois au
psychanalyste : l'idéal de la sainteté par l'abjection. Le
moraliste pervers se doit avant tout de faire le mâle et/ou le
mal en beauté. La Loi homosexuelle perverse est d'imposer une
conception du désir comme mort, une loi dont le caractère
absolu annihilerait par avance toute autre loi et tout désir, au
point de diviser le législateur lui-même. Cependant le pervers
n'est sans doute pas assez bon philosophe : il confond mal
radical et mal absolu, en faisant de celui-ci un objet de désir
(et pas seulement une caractéristique de la volonté du sujet)
rapporté à un grand Autre extérieur et divinisé. La limite ou
l'imposture du désir pervers apparaît ainsi car il ne saurait y
avoir de mal sans le bien, ni de mâle sans les femmes. Le
pervers vit parfois cette impasse en plongeant dans l'abjection,
par des conduites addictives ou même suicidaires dont la drague
homosexuelle participe en période de Sida. D'autres fois, il se
ressaisit et passe du côté de la sublimation, dont l'aspect
éducatif dont on a parlé participe assurément, malgré les
risques qu'il comporte (pour les enfants, évidemment). La
sublimation artistique restant la solution de substitution la
meilleure, la plus socialisante pour le sujet, même s'il reste
toujours à ce titre un "comédien", comme l'a écrit
Sartre à propos de Genet. Le monde devient alors un théâtre,
une comédie, et c'est paradoxalement la meilleure façon qui se
présente à lui pour aborder le réel. Quant à la psychanalyse,
elle ne saurait avaliser un discours qui revendiquerait ou au
contraire qui condamnerait l'homosexualité : son discours est
celui qui affirme la prééminence du manque dans la sexualité
humaine, structurée par la castration, et elle condamne la
perversité de tout discours, sur l'homosexualité ou de
l'homosexualité, qui proposerait une jouissance absolue en
dehors de la dimension symbolique du Phallus. La psychanalyse
accueille la revendication homosexuelle en tant qu'elle témoigne
précisément du problème de la différence des sexes, et parce
qu'elle semble confirmer l'existence d'une seule sexualité -
c'est toujours du Phallus qu'il s'agit - génératrice de
différences. Bref l'imposture perverse
(S. André) ne serait qu'une modalité particulière, sous le
sceau du déni, d'une posture
phallique universelle propre à l'animal parlant. Cela revient à
avouer que les deux font système, relèvent de la même logique
d'évitement de la jouissance en se positionnant par rapport au
Phallus, symbole du manque. C'est pourquoi l'existence du sujet,
en psychanalyse, est encore beaucoup plus
"positionnelle" que véritablement
"posturale", si l'on peut dire ; elle se meut dans une
forme de transcendance (un rapport à soi, même et surtout s'il
est manqué) et non dans l'immanence du non-rapport,
c'est-à-dire de l'identité. A notre avis, il faudrait
peut-être revoir les choses par ce bout. Il faudrait prendre au
sérieux et surtout généraliser la formule de Lacan à propos
du "non-rapport sexuel" et ne pas se laisser obséder
par le rapport à l'objet : car même si le choix d'objet
proprement dit (les hommes, la virilité) apparaît moins
déterminant que l'identification du sujet au phallus (cette fois
comme objet imaginaire, faisant défaut à la mère), le sujet
homosexuel demeure foncièrement aliéné à l'objet aux yeux
d'une doctrine analytique qui ne cesse de l'infantiliser. Il
serait resté cet enfant du déni, identifié par désir ou par
amour à un père ou à une mère idéalisés, sujet en mal
d'identité sommé socialement de choisir le camp masculin ou
féminin… Cependant on ne fait jamais que sup-poser cette
"souffrance" et cette errance aux homosexuels ; on
pense qu'ils aiment les hommes pour l'amour de leur père (c'est
surtout la thèse de Gérard Pommier), on va jusqu'à parler de
"choix" homosexuel (concept de choix qui renvoie en
fait à l'identification) et on leur dénie la paternité d'une posture
subjective, ou mieux encore "individuale", qui
constitue l'unique et véritable
père-version humaine. |